« La rue a toujours été au centre de la vie des habitants de la cité. La motorisation de nos sociétés a passablement érodé la capacité de nos rues à jouer leur rôle de milieu de vie, d’échange et de socialisation. Des concepts comme le Nouvel urbanisme et les cours urbaines proposent des pistes pour rétablir l’équilibre entre la rue comme espace social et la rue comme corridor de déplacements. [...] C’est pour les populations les plus vulnérables de nos sociétés qu’il faut ramener la vie dans nos rues. Les personnes âgées, les enfants et les moins bien nantis n’ont très souvent que la rue comme vitrine sur le monde extérieur, c’est notre devoir de leur offrir un environnement accueillant. »
La citation précédente constitue la conclusion de mon travail dans un cours en transport en 2002, sous le titre La rue comme espace social. L’image qui chapeaute ce billet figurait sur la page couverture. Jamais cette réflexion étudiante n’aura été plus actuelle qu’en ces temps de COVID-19 où nous nous redécouvrons tous piétons. En effet, 18 ans après, il semblerait que cette redéfinition du rôle de la rue est en train de se concrétiser.
La pandémie nous force à réfléchir à l’utilisation de l’espace public. Un peu partout, le domaine privé déborde: les commerces espacent leurs files d’attente sur les trottoirs, on s’installe à deux mètres des galeries pour discuter avec nos amis, on prend notre café au soleil sur le pas de la porte. Dans nos rues, la bataille pour l’espace commence à se faire plus âpre. Si nous ne voulons pas que l’été 2020 soit celui des chicanes, il faut ouvrir les rues pour se donner l’espace d’y bien vivre ensemble.
Montréal, où le printemps arrive souvent un peu plus tôt qu’ailleurs, a pris les devants vendredi dernier en annonçant des centaines de kilomètres d’aménagements pour les cyclistes et les piétons. Temporaires ou permanents, ces projets de la ville-centre s’ajoutent aux nombreux corridors sanitaires et rues familiale et actives mis en place par plusieurs arrondissements au cours du dernier mois.
Tous ces projets donnent plus d’espace aux piétons, mais sont aussi une bouffée d’air frais pour les artères commerciales qui avaient bien besoin de recevoir de l’amour. Notre mise sur pause a ralenti le cœur de nos collectivités. Leurs commerces fermés, leurs clients confinés, l’absence de leurs travailleurs ont donné un petit air désolé à plusieurs d’entre elles.
Chaque collectivité québécoise, ou presque, a sa rue principale ou son noyau villageois. Des initiatives émergent ici et là pour ouvrir ces rues à une fréquentation piétonne plus nombreuse, mais obligatoirement moins dense. Dès l’annonce du déconfinement des Laurentides, Saint-Sauveur a décidé de réaménager de sa rue Principale. À l’instigation de ses gens d’affaires, Québec a commencé à donner de l’espace aux visiteurs des rues Cartier et Saint-Jean. Un beau coup de pouce aux commerçants, et un signal positif pour les clients qui commencent à sortir plus souvent de chez eux.
Car la vie reprend, et elle doit reprendre ailleurs que dans les stationnements des power centers. Si nous ne voulons pas que le message de l’été 2020 soit « J’veux pas d’visite », il faut ouvrir nos rues et les préparer pour accueillir le monde.
Je n’ai jamais compris pourquoi nos rues locales n’étaient pas toutes des rues partagées. Si le réseau de rues est bien fait, les voitures n’y roulent que quelques centaines de mètres au maximum: elles pourraient très bien le faire à la vitesse du pas, en laissant la priorité aux piétons et aux promeneurs.
En réduisant drastiquement la circulation dans nos milieux de vie, la pandémie a mis en évidence l’espace démesuré qui y est d’habitude occupé par les voitures, stationnées ou en mouvement. Cet espace pourrait être utilisé autrement: pour des terrasses, des places publiques, des arbres, des trottoirs, de l’art…
Dans le cadre du projet Rues étroites et partagées, l’équipe de Vivre en Ville s’affaire à repenser nos rues à échelle humaine et teste différentes avenues pour un partage de l’espace différent. Car depuis trop longtemps, ce qui prime trop souvent, c’est d’assurer la fluidité automobile.
Vivrons-nous cet été le grand déblocage? Chose certaine, la pandémie nous offre une occasion incontournable d’expérimenter. Il faut ouvrir nos rues si nous ne voulons pas passer l’été confinés dans nos voitures, ou à raser les murs.
Est-ce que toutes les tentatives seront fructueuses? Sans doute pas. Dans certains cas, nous allons nous demander pourquoi nous n’avons pas fait cela avant; dans d’autres, la cohabitation se sera avérée difficile. Chose certaine, nous allons apprendre beaucoup – à condition d’oser participer à cette école d’été de la Rue, intensive, collaborative et innovante.
Et vous, sur quelle rue voulez-vous aller marcher cet été?