Comme plusieurs, c’est probablement le jeu SimCity qui m’a donné la vocation. Je me souviens encore des trop nombreuses heures que j’ai pu passer sur mon écran monochrome vert à faire monter des tours et à augmenter les taxes! L’image en haut à gauche de ce texte, c’est une carte de départ du premier SimCity: la topographie nue, des forêts et des rivières.
Récemment, l’envie de m’y remettre m’a pris et j’ai téléchargé la nouvelle référence en matière de simulation urbaine qu’est Cities Skylines. En haut à droite, l’image que vous voyez est une carte de départ de ce jeu. La différence majeure entre les deux saute aux yeux: alors que le joueur de SimCity partait d’une trame vierge, celui de Cities Skylines doit organiser sa ville autour d’un échangeur autoroutier préexistant. Pour Cities Skylines, la matière première de la ville – de la vie? –, c’est l’autoroute.
Il y a là une fabuleuse illustration de l’évolution de notre monde. Ce qui nous a regroupés, c’est d’abord la proximité de l’eau, à la fois source de subsistance et moyen de communication, “chemin qui marche”. Avec la période industrielle, le chemin de fer a repris en partie le rôle des cours d’eau en reliant entre eux les établissements humains. Maintenant que prendre le train est devenu légèrement insolite, c’est l’autoroute, notre liant, de gré ou de force.
Le rôle structurant de l’autoroute apparaît très nettement quand on observe nos villes et leur évolution récente. On pourrait en donner mille exemples. Ci-dessous, celui de Sainte-Julie, où le centre-ville s’est au fil du temps déplacé pour venir carrément s’installer dans l’échangeur de l’autoroute 20.
Assujettir notre tissu urbain aux autoroutes, c’est aussi y assujettir notre tissu social et notre identité. Avec l’urbanisme d’échangeurs vient une uniformité déroutante. Mêmes enseignes, mêmes bâtiments, mêmes stationnements: on s’y sent à la fois nulle part et n’importe où.
Ce mode de développement exclut, à toutes fins pratiques, la marche comme mode de déplacement, puisqu’il est souvent excentré et offre un environnement rébarbatif. Regardez à nouveau Sainte-Julie. Peut-on vraiment imaginer que des gens vont se rendre à pied aux activités qui seront situées dans l’échangeur?
Sur le plan budgétaire, il est rentable, pour une municipalité, de se développer autour du réseau autoroutier: cela ne lui coûte rien puisque c’est le ministère des Transports qui assume tout. Pour les commerces, l’autoroute est un fabuleux panneau-réclame, là encore gratuit, la facture étant refilée à tous les contribuables.
Le coût collectif de cette dépendance que nous avons développée envers le réseau routier supérieur est malheureusement énorme. Évidemment, il y a les milliards que nous coûtent chaque année sa construction et son entretien. Sur un plan individuel, il faudrait compter les dizaines de milliards engloutis annuellement par le parc de véhicules privés. Moins visibles, les émissions de gaz à effet de serre des transports représentent à long terme un coût que nous ne sommes même pas en mesure d’estimer.
La dépendance autoroutière pèse également sur notre santé: pollution, bruit, sédentarité, sans oublier le lourd bilan de l’insécurité routière. Elle est aussi un facteur d’exclusion, puisque les commerces et services de bord d’autoroute sont inaccessibles à ceux qui ne peuvent se déplacer en voiture – jeunes, vieux, ménages à faible revenu…
Pour toutes ces raisons, il est de notre devoir, et ce ne sera pas facile, de résister de toutes nos forces à l’attraction que l’autoroute exerce sur nos milieux. Cela passe d’abord par un changement dans la planification. Ça se fait, de rester sourd aux sirènes du développement autoroutier, comme l’a si bien défendu le maire de Bromont récemment. Cela passe aussi par une réforme budgétaire et fiscale: réviser le partage des coûts en transport entre État et municipalités, mettre en place une fiscalité défavorable à l’étalement aux abords du réseau routier.
Dorénavant, comme décideur, citoyen, promoteur, nous devons nous libérer de l’emprise des échangeurs. Chacune de nos décisions doit désormais contribuer à consolider, et non plus à déstructurer nos milieux de vie.
C’est une vaste entreprise, mais elle est encore plus enthousiasmante qu’une première partie dans SimCity, vous ne pensez pas?