J’ai déjà fait part, ici, de mes préoccupations par rapport au télétravail. Je n’ai évidemment pas cessé d’y réfléchir depuis, d’autant plus que plusieurs acteurs ont tiré la sonnette d’alarme quant à ses impacts économiques immédiats sur les commerces des quartiers centraux. Certains prédisent même la mort des centres-villes, voire la reconversion des tours à bureaux en logements.
Soyons clairs: si un déclin des centres-villes devait se concrétiser, ce serait un désastre environnemental, économique et culturel.
Le semi-confinement dans lequel nous maintient la COVID met en évidence les synergies économiques et urbaines qui s’exercent habituellement dans nos centralités. On estime que dans les milieux compacts et marchables, 1000 pieds carrés de bureau font vivre 150 pieds carrés de commerces. La diversité dont nous pouvons habituellement nous régaler est le résultat de cette synergie dont bénéficient aussi les résidents des centres-villes, via une intéressante offre de proximité.
Il est trop tôt pour dire si l’adoption du télétravail sera durable, et à quel point elle sera massive pour les emplois de bureau. Si le tiers des travailleurs alternent entre la maison et le bureau, et si leurs employeurs ne leurs allouent plus d’espace de travail assigné, le besoin en pieds carrés de bureau pourrait diminuer de façon non négligeable, au détriment des milieux où ces emplois se concentrent.
La question à se poser, c’est où voulons-nous conserver les bureaux qui demeureront nécessaires? Je l’affirme: s’il faut couper 25% d’espaces de bureau, le dernier endroit où il faudrait en fermer, ce sont les centres-villes.
Certes, le lieu d’implantation de notre bureau n’aura pas grande importance les jours où nous resterons à la maison. Mais les jours de « présentiel », notre qualité de vie et notre impact sur le monde vont largement dépendre de l’endroit où nous irons travailler.
Les emplois localisés au centre-ville sont plus accessibles. Leur centralité réduit les distances à parcourir. Leur desserte en transport collectif donne le choix de diverses options de transport. Davantage de travailleurs s’y rendent à pied, parce qu’ils habitent à proximité, et même à vélo, en dépit parfois du manque d’infrastructures.
Vivre en Ville a étudié en profondeur, il y a quelques années, l’effet de la localisation des entreprises et des institutions sur le bilan carbone, à travers les déplacements. Il en ressort que dans toutes les régions étudiées, ce sont les centres-villes qui ont la plus faible empreinte carbone. Les pôles excentrés, moins bien desservis en transport collectif, parfois enclavés et surtout beaucoup plus éloignés de la majorité de leur aire d’influence, ont un bilan carbone de 20% à 150% plus lourd.
On entend parfois évoquer l’idée de « rapprocher les emplois de la population » en créant des pôles périphériques. L’idée ne résiste cependant pas à l’analyse, probablement parce que quand il s’agit de choisir un emploi, sa localisation n’est pas le principal critère – et quand il s’agit de choisir un milieu de vie, on n’opte pas souvent pour la proximité du lieu d’emploi. Déconcentrer les emplois revient donc surtout à les éloigner de la majorité des travailleurs, ce qui tend à accroître les distances, en plus de compliquer la desserte en transport collectif.
Conserver dans les centres-villes les bureaux qui resteront nécessaires n’est pas seulement une façon de soutenir leur tissu commercial et de lutter contre les changements climatiques. C’est aussi une question d’identité et de cohésion sociale. Nos centres-villes abritent un patrimoine bâti, historique, humain essentiel.
Tant dans les métropoles que dans les petites villes, les centres-villes sont des lieux remarquables. Dans plusieurs cas, ils sont assurément perfectibles: il faut améliorer leur échelle humaine, prévoir un meilleur partage de l’espace public et réaliser de bonnes opérations de verdissement. Reste que la proximité y crée de la synergie, la densité y favorise l’optimisation des infrastructures et des services publics, la compacité y permet d’économiser les ressources et le territoire. Cette merveilleuse efficacité est un des ressorts de notre actuelle prospérité, et très certainement la clé de notre future résilience.
Si le télétravail doit réduire à l’avenir le besoin d’espaces de bureau, la première chose à faire est de cesser d’en construire en périphérie, et de laisser les bureaux existants absorber la demande tout en gardant les centres-villes vivants. La dernière chose à faire est de fermer des bureaux au centre-ville.
Image: Roxanne Desgagnés